[Les écritures du vide] Le temps, la musique, l'écriture

I/ Le temps


Quand j’écris, c’est toujours avec une sorte d’urgence, comme si j’étais talonnée par les chiens de l’enfer. Quand j’écris, je suis toujours pressée. J’essaie de devancer quelque chose ; le vide peut-être. J’aligne les phrases, portée par la musique qui m’entraîne au coeur de mon écriture. Je navigue sur une mer désordonnée qui projette mon vaisseau dans tous les sens. Je tiens la barre avec le désespoir d’un futur noyé, pour maintenir le cap dans la furie. Une course contre le temps, la mort, le vide.

On n’a jamais le temps.

Je cours parce que parvenir au point final est une question vitale. Je « dois ».Parfois, je me disperse, mais qu’importe, tant que j’aligne des mots. Et dans cette course contre le temps, celui-ci s’affadit dans la périphérie de mon activité. Il est contenu tout entier dans la phrase que j’écris. Chaque cigarette que je fume est la même que la précédente. Je tisse un fil de fumée pour me relier aux instants passés. Je chevauche les minutes et les secondes et je rattrape le temps qui m’échappe. J’essaie d’écrire plus vite que le temps. Quand j’arrive enfin à le vaincre, il s’effiloche, puis disparaît. Il devient le temps du rêve. Il perd sa consistance et son inéluctabilité, peut-être parce que ma conscience atteint son rythme, qu’il devient l’essence de mon écriture, de mon jaillissement. C’est peut-être, à ce moment, l’abolition de la distinction entre moi et lui, comme s’il était un être extérieur à soumettre et à dominer. Tel un cavalier, je ne fais plus qu’une avec ma monture, et je la laisse m’emporter tout au fond des abîmes, pour y récolter des secrets qu’on ne peut découvrir qu’à la lueur de la folie.

II/ La musique


Dans cette musique, il y a tout ce qu’il y avait avant, et ce qui est en train de se dérouler, qui prend tout son sens parce qu’il fait suite à cet enchaînement d’événements. Il devient proprement dramatique, illuminé à la lumière de ce passé. Il tend aussi vers le futur. Vers l’inachevé, l’incertain. L’instant est en formation. C’est ici sa beauté : son émergence, nourrie par ce passé d’émotions, tout qui se réunit comme deux fleuves qui se rejoignent.

Chaque jour cela perce un peu plus. C’est comme un interminable accouchement. Pourquoi, en tant qu’êtres humains, nous sentons-nous obligés, forcés, destinés, à discourir sur notre vécu ? Il faut le saisir. Toute ma démarche se résume là-dedans. Saisir. Moi, j’attrape avec des mots. Et dans cette saisie, je me sens plus proche des peintres que des musiciens : je fige, mais je suis obsédée par l’idée de donner du mouvement. Comme si ma production bougeait dans un espace-temps qui n’existe que dans l’imagination de celui qui reçoit. Les mots ont une vie propre, une réalité quelque part dans l’esprit. La musique bouge, se déroule dans le temps, la musique est directement accessible, elle a quelque chose de charnel, de physique, peut-être justement à cause de cette inscription dans la durée, parce que le temps est sa matière, alors que la peinture et l’écriture créent le temps à côté du temps. La musique prend son sens dans son développement, la peinture vit dans la simultanéité. L’écriture, sur ce point, est un peu entre les deux. Lire prend du temps, le récit, la description, ou le poème, se développe comme des lignes de mélodie. Mais ce temps n’est pas tangible, pas réel. Il n’existe que si on en prend conscience. Impossible d’oublier le temps dans la musique, surtout ces dernières notes qui clôturent le morceau, qu’on veut repousser, mais qui arrivent avec toute l’inéluctabilité et la fatalité du temps tel que nous le vivons tous les jours.


Mais la musique a cette particularité de m’obséder, de me forcer à trouver son essence, ou à dire ce qu’elle a d’essentiel. La musique, plus que tous les autres arts, m’inspire. Elle me plie à son joug. Et même si ce que j’écris n’a rien à voir avec elle, c’est seulement parce que ce qu’elle me donne n’a strictement rien à voir avec son contexte. Elle a le don si particulier de pénétrer mon esprit, de jouer sur des cordes inaccessibles sans elle, d’éveiller, et de révéler. Je crois que c’est l’un des plus grands mystères de ma vie. Pourquoi est-elle si puissante ? Pourquoi, inévitablement, me force-t-elle à parler ? Je n’en sais foutre rien, mais je suis tellement heureuse qu’elle le fasse : la musique est la plus grande magie que je connaisse. Un pur sortilège, m’enlevant tout ce que je sais, m’arrachant éducation et raisonnements : elle me force à réécrire mon histoire. Elle me force non pas à dire, mais à re-dire. Elle m’oblige à la nouveauté, elle me défie sans cesse. Pourrais-je écrire sans musique ? Peut-être. Mais je suis persuadée que ce serait moins bon. Elle joue le rôle du Virgile de la Divine Comédie ; elle me guide dans mes propres ténèbres. Je ne peux pas la séparer de mon écriture. Elle en est presque la condition, et la raison. La musique parle un autre langage que je m’efforce de traduire, ce qui répond étrangement à ma vocation de traductrice, d’une langue à l’autre cette fois. Je suis une sorte de scientifique, après tout : je ressens viscéralement le besoin d’interpréter. Je n’arrive pas à laisser les choses en l’état, matière brute et brutale. Peut-être parce que justement, c’est trop brutal pour moi. L’expérience esthétique, que je ne cesserai de comparer à celle du sacré : est violente, entière, totale, irréductible. Et pourtant je cherche à la réduire, la catégoriser, bref, à l’écrire. Je ne sais pourquoi j’y suis obligée, sinon peut-être parce que je ne peux pas la supporter sans le secours de la conceptualisation, et donc des mots. On raconte que Galahad, voyant le contenu du Graal, a demandé à Dieu de le foudroyer.

Je ne crois pas en Dieu. Alors j’écris.


[A suivre...]

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